La noire humanité de Strindberg
Le brûlant dramaturge suédois est quatre fois à l’affiche à Paris : toujours aigu, toujours moderne.
Par Fabienne Darge
Publié le 22 mars 2006 à 14h36
« Je suis le destructeur, le démolisseur, l’incendiaire du monde, et quand le monde sera réduit en cendres, je me promènerai, affamé, parmi les décombres… » Ce cavalier de l’Apocalypse d’un nouveau genre, c’est August Strindberg. Il brûle, il sent le soufre, il danse avec la mort, le dramaturge suédois (1849-1912) qui, en cette fin d’hiver, fait souffler sur la France théâtrale un vent du nord qui attise le feu de nos brûlures intimes. A Paris, quatre de ses pièces sont à l’affiche : Mademoiselle Julie à Marigny, Père au Théâtre de la Colline, Le Songe au Théâtre de la Cité internationale, et La Plus Forte, une courte pièce peu connue, au Studio de la Comédie-Française. A Grenoble, le directeur du Centre dramatique national, Laurent Pelly, a lui aussi monté Le Songe, du 7 au 16 mars.
Et si la Mademoiselle Julie de Didier Long est un spectacle fort médiocre (Le Monde du 13 mars), si Laurent Pelly s’est contenté de faire du Songe un catalogue de belles images d’une féerie assez convenue, les mises en scène de Père par Christian Schiaretti, le patron du Théâtre national populaire de Villeurbanne, et du Songe par Jacques Osinski sont de très haut niveau, et à mettre au compte des meilleurs spectacles de cette saison théâtrale. Non seulement Strindberg ne vieillit pas, mais on n’en finit plus de redécouvrir et d’approfondir sa stupéfiante modernité.
« DUEL DES CERVEAUX »
Commençons, donc, avec ce Père qui se joue dans la grande salle du Théâtre de la Colline. Décor (Renaud de Fontainieu) en forme d’épure somptueuse : un espace mental tendu de noir où le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle, où se découpent les lignes rouge sang des rares meubles, et où la lumière peut être faite sur les personnages et leurs déchirures. Nous sommes chez le capitaine, Adolf, et sa femme, Laura. Dès le départ, il apparaît que le couple se livre une « guerre des sexes » sans trêve et sans merci que Strindberg, impitoyable, va disséquer jusqu’à l’os.
Ce « duel des cerveaux », ce choc des forces, masculin contre féminin, paternel contre maternel, aux troublantes résonances contemporaines, Christian Schiaretti le met en scène loin de ce naturalisme qui colle encore trop souvent à la peau de Strindberg. Magnifiquement stylisée, sa mise en scène orchestre le crescendo avec d’autant plus d’intensité qu’elle est servie par des comédiens exceptionnels. Laura, c’est Nada Strancar, inquiétante, fascinante de douceur calculatrice, le feu bouillant sous la glace. Le capitaine, c’est l’acteur flamand Johan Leysen, au jeu nerveux et élégant. Avec son uniforme militaire aux parements rouges comme des traits sanglants, son physique et son accent à tonalité germanique, il est une sorte de quintessence de l’autorité masculine, une figure traditionnelle de la paternité en train de chanceler et de se briser sous nos yeux : à la fin, vieil enfant fou, brisé.
Avec Le Songe que met en scène Jacques Osinski à la Cité internationale, changement de style, changement d’époque : Strindberg a composé la pièce, dont il disait qu’elle était « l’enfant de (sa) plus profonde douleur », en 1902, une quinzaine d’années après Père, et lui a donné « la forme incohérente mais apparemment logique du rêve ». Agnès, fille du dieu Indra, descend sur terre, pour voir comment les hommes vivent – mal.
Le danger, avec cette pièce, c’est justement, comme l’a fait Laurent Pelly, de se contenter d’une jolie féerie vide de sens. A rebours de ces facilités, Jacques Osinski a travaillé la pièce en profondeur, en l’inscrivant dans un espace épuré, splendidement découpé par les lumières. Là aussi, une troupe hors pair, conduite par la jeune et merveilleuse Florence Payros. Grâce à cette rigueur et à cette épure, cette pièce impossible – et magnifique – devient d’une clarté lumineuse : non pas une songerie éthérée et fumeuse, mais une interrogation précise et pénétrante sur les souffrances de la condition humaine et sur le secret de la vie.
Le dernier spectacle présenté, Grief (s), est, outre La Plus Forte de Strindberg – qui date de 1888 comme Mademoiselle Julie et Père -, composé de deux textes de Henrik Ibsen et Ingmar Bergman. Il est signé par Anne Kessler, comédienne tout en finesse de la troupe de la Comédie-Française, dont l’essai à la mise en scène, malheureusement, ne convainc pas vraiment.
Michel Bouquet, qui fut un inoubliable capitaine dans La Danse de mort mise en scène par Claude Chabrol en 1984, dit de Strindberg qu’il « n’a absolument aucune peur des défauts qu’il pourrait sentir en lui. Non seulement il vit avec, mais il en fait quelque chose qui l’amène à un dépassement. Il y a, dans tous ses personnages, quelque chose du bourreau accepté comme tel. (…) Strindberg n’a pas peur d’être frappé par la lumière qui sort de la vérité – même si cette lumière doit l’aveugler -, pas plus qu’Œdipe n’a peur » (interview à Théâtre public, janvier 1987).
Comme tous les grands tragiques, August Strindberg s’est affronté aux forces obscures de l’homme, auxquelles il a donné les couleurs de l’inconscient que n’allait pas tarder à théoriser un certain Dr Freud. Et comme tous les tragiques, son feu purificateur est allumé au nom d’une haute idée de l’humain, au nom du chemin que tout homme doit se frayer dans les décombres. Ce chemin qu’il a accompli lui-même, et dont témoignent ses pièces, des règlements de compte paroxystiques de Père, de Mademoiselle Julie ou de Créanciers à l’apaisement lucide du Songe. Ce Songe où Strindberg adresse « au maître du monde » une « supplique en faveur de l’humanité, écrite par un rêveur » – autrement dit par un poète.
Fabienne Darge