Des voix résonnent derrière le rideau de fer tiré sur toute la largeur du plateau du théâtre Gérard-Philipe, plongé dans la pénombre. Il est question d’une porte à ouvrir, d’un «seuil» à nettoyer, puis, lorsque la porte s’est enfin soulevée en grinçant, d’un soleil qui se lève sur la mer. Cependant, aucun rayon ne vient frapper les yeux des spectateurs, seulement des flaques d’eau noire et, à l’avant-scène, une bande de lumière pâle. Cette première scène de Pelléas et Mélisande avec les servantes s’interpellant derrière la porte figure dans la pièce publiée en 1892, toutefois pas dans le livret de l’opéra de Debussy, où les personnages de servantes ne sont plus que des silhouettes muettes. Si l’opéra a traversé le siècle sans éclipse, la pièce est souvent restée dans l’ombre. C’est à elle, pourtant, que Bachelard pensait quand il écrivait que «Maeterlinck a travaillé aux confins de la poésie et du silence, au minimum de la voix, dans la sonorité des eaux dormantes» (1).
«Sentir». En France, ces dernières années, on doit à Claude Régy, dont la citation de Bachelard pourrait résumer la conception du théâtre, d’avoir ramené l’écriture de Maeterlinck à la surface. Daniel Jeanneteau, le scénographe de Claude Régy, est d’ailleurs aussi celui d’Alain Ollivier, le directeur du Théâtre Gérard-Philipe, pour cette mise en scène de Pelléas et Mélisande. Leur spectacle renvoie à une autre citation, d’Artaud : «Les autres symbolistes renferment et agitent un certain bric-à-brac concret de sensations et d’objets aimés par leur époque, mais Maeterlinck en émane l’âme même. Chez lui, le symbolisme n’est pas seulement un décor, mais une façon profonde de sentir.» Ni bric-à-brac, ni superflu, mais «une façon profonde de sentir» : c’est exactement la sensation qu’éprouvent les spectateurs du théâtre Gérard-Philipe.
Pourquoi est-ce si beau ? Qu’est-ce qui fait que ce mélodrame, à l’intrigue éternelle un trio amoureux provoque un tel vertige ? Ce n’est pas la flamboyance du style. Contemporain de Gustave Moreau et de Mallarmé qui l’admiraient, Maeterlinck est un adepte du dépouillement : phrases courtes, mots simples, son symbolisme ne s’embarrasse d’aucune arabesque. Ce n’est pas non plus affaire de décor : châteaux et oubliettes sont chez lui moins une résurgence du romantisme qu’un cadre quasi abstrait. Quant à la profondeur psychologique des personnages, Maeterlinck la laisse volontiers à Tchekhov ou Ibsen. Alors ? C’est sans doute parce qu’elle touche en effet aux «confins du silence» que l’écriture blanche de Maeterlinck nous semble si moderne, annonçant Beckett et Duras avec cinquante ans d’avance.
Equilibre. Néanmoins, la force du spectacle d’Alain Ollivier ne tient pas seulement à sa capacité de faire entendre jusqu’aux points de suspension la musique du texte. Elle repose sur des acteurs qui savent se tenir en équilibre au bord d’un gouffre mystérieux, à l’image du puits sans fond où Mélisande laisse tomber son alliance, ou des souterrains où Golaud entraîne son jeune frère Pelléas. Le décor de Jeanneteau renvoie au combat de l’ombre et de la lumière : à la désolation du plateau inondé répond la simplicité d’un proscenium qui pourrait être celui d’une tragédie grecque ; c’est la vie en lisière du royaume des morts. Les habitants du château d’Allemonde ne sont pas des fantômes. Golaud (Antoine Caubet), celui qui a trouvé Mélisande (Florence Payros) prostrée dans la forêt et l’a épousée, est un costaud qui oscille entre la grâce et l’embarras de son corps, et qui joue tout, violence et délicatesse, sans précaution. Etonnament vivant, il n’est pas une figure du malheur. Pas plus que la Mélisande, harmonieuse Florence Payros, ou le Pelléas, proche de l’adolescence de Xavier Thiam, ne sont des victimes.
Ce qui touche si fort chez eux et chez les autres (Philippe Duclos en roi âgé, Nicole Daugué en mère absente, ou Nathalie Kousnetzoff en vieille servante), c’est une générosité qui épouse celle de Maeterlinck un art de la suggestion et de l’ellipse, une façon de briser l’enchaînement des événements , qui en appelle à l’imagination, l’intelligence et la sensibilité des spectateurs. Et résonne longtemps après la représentation.
(1) Texte aux éditions Labor, 120 pp., 5 euros.